Deux roues dans Sihanoukville

Cher Tir,

Nous sommes montés à trois sur ta moto minuscule et tu nous as expliqué que tes qualités de conducteur écartaient nécessairement la moindre inquiétude à entretenir sur le sujet.
Un feu rouge ne vaut que si le croisement semble fréquenté et dans ton esprit, mille roues qui s’interpellent ne tiennent pas lieu de véritable fréquentation.
Il n’était pas utile de fermer les yeux ni d’agripper tes frêles épaules, nous te faisions confiance, sûrement parce que ton flegme et ta sérénité semblaient si naturels.
Nous étions derrière le guidon de la crème des motards, du génie du changement de file inopiné et qu’importe les ballotements de nos membres de part et d’autre, ton équilibre était irréprochable.
Tu nous a offert une étonnante épopée nocturne dans les rues agitées de Sihanoukville, à l’allure que nos envies te dictaient, et pardonne nous qu’il y en ait eu tant.

Avoir pignon sur rue au Cambodge, c’est pouvoir aligner quatre tables branlantes sur un trottoir pour y servir les meilleures nouilles de la ville. Et cher Tir, tu n’es pas qu’un motard, tu es un gastronome accompli qui nous a mené jusqu’aux meilleures assiettes. Bien sûr les cuisines sont en coulisses et cela vaut peut être mieux, mais l’on y fait des merveilles sans moyen à la lumière d’une seule ampoule.
Parce que l’authenticité accompagne toujours sa part de précarité de ce côté du monde, il était difficile de fermer les yeux sur ces dizaines d’enfants qui tentaient d’emporter avec eux les restes de chaque repas que les insouciants oublient de terminer.
Leur cheveux sont emmêlés, leur peau noire de poussière, mais ils sourient comme si la vie ne pouvait pas les combler plus. Avec toi, nous les avons rencontrés et les avons faits rire, et cela valait plus que toutes les étoiles d’un restaurant.

Combien d’allers retours avons nous fait pour trouver le marché nocturne Tir ? Nous avons stoppé le compte après le troisième mais je crois que c’était une belle excuse pour profiter des lumières qui s’étiraient à la vitesse de tes deux roues.
Nous avons crapahuté des heures dans cette nuit si claire sous tes belles paroles et tes recommandations, et tu étais à l’heure si tôt ce matin pour nous emmener à quai où ces coques de bois attendaient pour nous emporter en mer.

Le vent a semé la pagaille sur l’horizon, les vagues étaient si profondes que le capitaine a préféré lâcher la barre et faire demi tour au bout d’une heure de cahot.
Il parait que cela n’arrive qu’une seule fois l’an, le Cambodge se rebelle contre l’explorateur de ses terres enfouies.
Ce n’est pas aujourd’hui que nous découvrirons Koh Rong, cette île perdue au milieu des eaux, mais tu nous as fait oublier tout ça Tir. Tu nous as fait paraître l’humain plus beau que les terres.
Et pour consolation, Sihanoukville compte tant de plages, que l’on pourrait passer des jours à y gouter un soleil différent. L’air sent la crevette grillée, sous nos pieds le sable est brûlant pour un mois de décembre et devant nos yeux la mer parait toujours calme.
Quand la nuit vient, ce monde s’agite et s’illumine et seul le bruit des vagues qui meurent sur la rive nous rappelle la nature de ces lieux, accompagné par celui des feux d’artifice artisanaux que l’on jette dans le ciel.

Et tu sais qu’elle est ta grande force Tir ?
C’est que le souvenir que tu nous as offert restera plus marquant que cette magie là…